[MUSIQUE] La littérature mondiale implique par définition la question de la traduction. Il n'y a d'abord de littératures, au pluriel, que dans leurs langues originales. Combien de centaines, combien de milliers de langues littéraires, si l'on inclut toutes les écritures et même les littératures orales? La littérature mondiale est une Babel fantastique et personne n'y entre jamais par une seule langue, même quand on lit des textes en traduction. Car lire des textes traduits dans la perspective de la littérature mondiale implique d'emblée de se demander ce que la traduction fait à ces textes dans une autre langue et dans une autre culture littéraire. Dans le domaine académique dès le XIXe siècle, la philologie s'est intéressée presque exclusivement à cette inscription de la littérature dans les langues. Lorsqu'elle s'est réclamée de la littérature mondiale, la philologie a pris les dehors institutionnels de la littérature comparée, une discipline qui existe encore aujourd'hui, et dans le cadre de laquelle ce mot d'ordre de la Weltliteratur a connu un regain d'intérêt depuis une vingtaine d'années environ. Entrer dans la littérature mondiale, pour la philologie, c'est d'abord comparer des textes dans leur langue originale le plus souvent, mais parfois aussi en traduction, car il y a plusieurs conceptions de la traduction. La plus commune depuis deux siècles consiste à déplorer les dommages que subissent les textes, a fortiori lorsqu'ils sont littéraires, lorsqu'ils passent de leur langue dans une autre. On pourrait faire remonter cette idée à la Renaissance, voire même à l'Antiquité. Dans cette conception, un texte ne donne sa pleine mesure que dans sa langue originale. Et ce qui peut en être traduit se limite à des aperçus toujours partiels, toujours insatisfaisants de ses qualités intrinsèques. Quelque chose du texte original échappe toujours. Une mélancolie accompagne cet imaginaire de la traduction, le regret de ne jamais pouvoir comprendre pleinement des œuvres écrites dans des langues qu'on ne parle pas. À l'échelle de la littérature mondiale, cette mélancolie prend des proportions terribles. Que peut-on vraiment lire quand on ne maîtrise qu'une, deux, cinq, voire dix langues ? Cette conception a fait l'objet de critiques. On s'est demandé qui avait tant à perdre dans la traduction, quels types de lectrices ou de lecteurs, au juste? Et certains en sont venus à envisager des publics distincts de la littérature mondiale, des chercheurs mais aussi les étudiants, le grand public. La philologie n'est pas seulement affaire de spécialistes, ont affirmé ces critiques, elle doit aussi s'engager à former ses étudiants, à éduquer de futurs citoyens. Le rapport à la traduction n'a alors plus été teinté de mélancolie, il est devenu pragmatique. Il fallait bien que des jeunes gens ou des personnes sans diplôme aient un accès quelconque à ce patrimoine, et la plupart ne parlaient que leur langue maternelle. La littérature mondiale n'était pas seulement à tout le monde, elle devait profiter à tout le monde. D'autres critiques ont pris le chemin inverse. Puisque la traduction ne rend pas justice à l'original, disent-ils, pourquoi ne pas penser la littérature mondiale à partir de ces malentendus? Ce qui rassemble alors les littératures sous l'étendard de la littérature mondiale, ce sont les transferts culturels manqués, les efforts incessants pour entrer dans un dialogue de sourds avec autrui, cette quête infinie, désespérée, et pourtant jamais abandonnée en vue de comprendre l'autre. Il y a en quelque sorte dans cette perspective un sublime de la littérature mondiale. Même dans ce camp, pourtant, il y a encore des pragmatiques. Ceux-là récoltent et collectionnent les traces de cette quête infinie. L'un d'entre eux, Martin Bodmer, en a tiré une bibliothèque de la littérature mondiale, que nous aborderons dans ce MOOC. En concrétisant ainsi ce sublime de l'élan vers autrui, en le donnant à voir dans une galerie de livres, Bodmer espérait œuvrer à la pacification des peuples au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La traduction manque toujours l'essentiel ? Tant mieux, car on ne s'approprie ainsi jamais autrui, ni sa langue, ni sa culture. [MUSIQUE]